[Dossier] Reconversion : ces ex-cadres qui font du commerce leur nouveau terrain de jeu
Diplômés du supérieur, anciens cadres, ils ont un désir commun : redonner une certaine valeur à leur travail en adéquation avec leur choix de vie et leurs aspirations professionnelles. Maxime, Sabine, Hervé ou Louis ont rompu avec le salariat pour se lancer dans le commerce.
Je m'abonneFace à un monde du travail en mouvement - développement du travail indépendant, carrières de moins en moins linéaires, changements d'employeurs fréquents, épuisement professionnel, sens donné au travail, - les comportements des salariés évoluent, en particulier chez les cadres. Nombreux sont ceux à faire état d'une volonté de retrouver une certaine forme d'autonomie, à la fois dans leurs choix professionnels, mais également dans la conciliation de leur vie active et de leur vie privée. Une tendance qui ouvre la voie à l'entrée de cette population salariée vers une forme d'emploi différente : l'entrepreneuriat. D'après une étude (décembre 2017) de l'Association pour l'emploi des cadres (APEC), "l'entrepreneuriat peut, en effet, permettre de valoriser des compétences, de les faire évoluer dans un rapport au travail renouvelé, notamment par une relation client plus engagée".
Pour autant, l'absence d'études sur le sujet rend très difficile la quantification du phénomène. De rares enquêtes d'opinion dévoilent néanmoins la perception des Français quant à leurs projets professionnels. Une réalité apparaît : quels qu'ils soient, les salariés conçoivent la possibilité de changer d'activité tout au long de leur vie. Ainsi, si 85 % des Français se disent favorables à une reconversion, un tiers choisirait des métiers artisanaux, juste après le secteur du numérique, d'après une étude Odoxa pour OpenClassRooms (juin 2017). Un constat que l'on remarque au gré d'exemples mis en avant dans la presse locale, mais qui illustre les quelques milliers qui, anonymes, se lancent dans une nouvelle aventure.
"Il y a une vraie aspiration à l'indépendance
liée à une volonté de rompre avec les contraintes du salariat."
Dans un ouvrage paru en 2015, la sociologue du travail, spécialiste des parcours professionnels et enseignante à l'Université Lumière Lyon II, Sophie Denave, estimait que 11,6 % des actifs français étaient concernés par des situations de bifurcations professionnelles en 2006. Si les profils diffèrent, l'appétence est souvent la même. Et, à ce jeu-là, le commerce et l'artisanat figurent comme des secteurs plébiscités par les prétendants au changement. Attirés par la liberté de créer leur activité et séduits par des savoir-faire spécifiques, ils n'hésitent plus à sauter le pas.
Des ressources favorables
Un désir d'entreprendre remarqué par Sophie Denave au cours de ses recherches. "Il y a une vraie aspiration à l'indépendance liée à une volonté de rompre avec les contraintes du salariat. L'attrait pour l'entrepreneuriat est réel même s'il reste difficile quoi qu'il en soit à engager. Les cadres bénéficient, de par leurs expériences passées, de compétences acquises - en gestion par exemple - qui facilitent ce goût de l'aventure", considère-t-elle. Et d'ajouter : "les cadres changent traditionnellement moins de métiers que les autres, néanmoins, lorsqu'ils le décident ils ont plus de possibilités. Leurs ressources économiques facilitent cette démarche vers l'entrepreneuriat, tout comme leur capital culturel et social, plus étendus". Une facilité d'engagement dans un projet de changement, que confirme un sondage de la société de conseil AEF pour le site nouvelleviepro.fr (mai 2017) : un tiers des cadres interrogés s'est lancé dans un projet de reconversion contre 23 % pour les non-cadres.
Maxime Sarrade, 49 ans, ingénieur de formation, directeur d'une agence en marketing digital à Paris pendant plus d'une décennie, fait partie de ces nouveaux venus dans le commerce. "Lors d'une sortie en bateau avec des amis, nous parlions du manque de l'offre en fromagerie sur Marseille. À force de discussions, l'idée de m'associer avec un ami est venue et nous avons ouvert en octobre 2017 Les Bons Fromages", se souvient-il.
Une transition un peu particulière qui ne lui a pas, pour autant, réellement posé de difficultés. "Tout ce qui concernait l'établissement du business plan, les problématiques de gestion, la constitution de dossiers, les rencontres ou les négociations sont des choses que j'avais déjà réalisées lors de mes précédentes expériences. Ça facilite les choses, détaille-t-il. Lorsque je ne savais pas faire, je me suis fait aider par des avocats et des comptables avec qui j'avais eu l'occasion de travailler auparavant".
"La réalisation d'un bilan de compétence
peut aider dans le choix de telle ou telle activité."
Toujours est-il que changer de métier et de secteur ne s'improvise pas, d'autant plus lorsqu'il s'agit d'acquérir les techniques de son futur métier. "Après avoir fait le tour des formations lors de salons professionnels dédiés à la boulangerie, j'ai suivi pendant neuf mois un CAP boulanger auprès du Greta de Dardilly", se souvient Hervé Connay-Stofft, gérant de la boulangerie Le Moulin de Léa à Lyon (Rhône). Déterminé, il décide de se lancer à son compte, dès son certificat en poche, en 2011. "C'est un changement marquant qui oblige à des sacrifices, mais qui est nécessaire", juge-t-il encore.
De son côté, Maxime Sarrade, lui, opte pour une formation accélérée et plusieurs stages en fromageries, pendant que son associé décroche un contrat de qualification professionnelle. Un prérequis pour s'installer et débuter son activité convenablement, admettent-ils. "Ce choix d'ouvrir un commerce se fait généralement en fonction des passions ou de l'intérêt des personnes", rappelle Dominique Villechenon, conseiller en cession et reprise de fonds de commerce à la CCI Paris. Pour cela, la réalisation d'un bilan de compétences peut s'avérer pertinente. Si tous ne passent pas par cette étape, il peut s'avérer utile dans la définition de ses points forts et de ses envies. "Ça peut aider dans le choix de telle ou telle activité", précise l'experte de la CCI.
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Du sens et du concret
La conciliation d'une passion et de valeurs à un projet professionnel marque ainsi une des motivations principales des individus en reconversion. L'émergence des "bullshits jobs" ("job à la con" en français), expression vulgarisée par l'anthropologue américain David Graeber, explique "au moins en partie le phénomène de saturation éprouvé par certains salariés, d'après la sociologue de l'Université Lyon II. De plus en plus de métiers n'ont pas de sens, entraînant les individus à vouloir faire quelque chose de plus concret, en phase avec leurs valeurs". Un constat partagé par les 70 % d'actifs qui justifient un projet de reconversion par le besoin de retrouver une cohérence entre leurs valeurs et leur métier (étude AEF, mai 2017).
"Le contact avec les clients, les bons produits,
la création et la mise en valeur du savoir-faire
sont des éléments passionnants de notre travail"
Hervé Connay-Stofft, ancien consultant dans la restauration a ainsi "toujours rêvé d'être boulanger". Un changement de vie qui s'apparente même à un réel besoin. "J'étais au bord du burn-out dans mon ancien boulot. Il fallait que je change", précise celui qui a fait désormais de la recherche du plaisir, un crédo. C'est ce désir de concilier des envies personnelles à un projet professionnel cohérent, qui a également poussé Maxime Sarrade à se lancer à son compte. "Au cours de mes précédentes expériences, j'ai toujours eu la chance de faire un travail dans lequel je trouvais du sens, fait savoir le fromager marseillais. Au bout de seize ans, on redessine ses priorités et le temps était venu de m'installer à Marseille pour profiter d'un cadre de vie en adéquation avec mes attentes".
Un sentiment également partagé par Hervé Connay-Stofft : "boulanger est un métier physique, mais tellement prenant et valorisant. Le contact avec les clients, les bons produits, la création et la mise en valeur du savoir-faire sont des éléments passionnants de notre travail", explique-t-il, malgré l'effort financier consenti pour faire de sa passion, son métier. "Je gagne quatre à cinq fois moins pour 17 heures de travail par jour", nuance-t-il.
Un secteur qui a suscité, chez Maxime Sarrade, une réelle découverte. S'il considère que le commerce a été une "convergence d'opportunités", le fromager marseillais a réalisé assez rapidement de l'étendue et de la diversité des tâches que recouvre une telle activité. "Être dans une boutique n'a rien d'évident. En dehors des heures d'ouverture, il y a une multitude de choses à gérer entre les commandes, la gestion des stocks, l'administratif, la comptabilité", énumère-t-il, précisant néanmoins "prendre beaucoup de plaisir" dans le projet qu'il mène avec son associé. Cette sensation que partagent nombre de ces néo-commerçants, Sophie Denave la considère comme un "retour au concret". "L'aspect créatif, le relationnel, la maîtrise des différents processus en création et en gestion prend beaucoup plus de sens pour ces individus", admet-elle.
Une autre vision du commerce
Il n'empêche que leur détermination apparaît aussi comme un facteur clé de leurs projets respectifs. Un prérequis pour se lancer dans une telle aventure, qui passe alors par une volonté de se différencier de ce qui existe déjà dans la zone de chalandise. Nouveaux services, innovation, segment haut-de-gamme, communication, les idées ne manquent pas, à l'image de la transformation de la boucherie Lambert en un commerce de bouche moderne et innovant, les Halles Modernes à Croix. "Généralement, les anciens cadres ont des approches novatrices en termes de communication et de numérique. Ils savent qu'ils ont besoin de se différencier et c'est bien souvent des choses pour lesquelles ils sont sensibilisés", relève Dominique Villechenon.
L'approche marketing prime également. "Beaucoup de clients me demandent si le Moulin de Léa est une chaîne", affirme le boulanger lyonnais. Un doute qui s'explique par la démarche adoptée par le dirigeant : "nous avons pensé la boulangerie comme un espace valorisant le travail de nos équipes et avec un cheminement client différent". Ainsi, le laboratoire ouvert sur l'espace de vente, le four à pain dans la boutique, le système de vente adossé, l'espace de dégustation et les codes couleurs spécifiques convergent pour en faire un espace atypique mais accueillant. "Notre démarche était d'offrir un lieu déroutant mais plaisant", assure-t-il. Et la recette fonctionne aussi bien auprès de ses clients particuliers que de la centaine de restaurateurs qui lui font confiance.
"Les réflexes de développement à tout-va que
j'avais hérités de mon ancien travail. Ce n'était pas tenable"
Pourtant, Hervé Connay-Stofft a démarré l'activité avec de grandes ambitions, avant de réduire la voilure. Une adaptation nécessaire pour retrouver un équilibre. "J'ai débuté avec une volonté de développer fortement la boulangerie, mais j'en suis revenu, ce n'était pas tenable. Je cherche aujourd'hui un équilibre en travaillant comme je l'entends". De quinze salariés les premiers temps, le dirigeant du Moulin de Léa emploie aujourd'hui neuf personnes. "C'était les réflexes de développement à tout-va que j'avais hérités de mon ancien travail", admet-il. Aujourd'hui, il ne se prive pas pour travailler avec plus de cohérence. Pour preuve, il ferme deux jours par semaine et prend cinq semaines de congés dans l'année, quoi qu'en pensent ses clients. Une chance surtout de profiter d'une liberté et d'une indépendance tant recherchées.
Pour approfondir :
La révolte des premiers de la classe de Jean-Laurent Cassely
Cadres et surdiplômés, ils ont changé de vie pour se lancer dans l'artisanat. Journaliste à Slate.fr, Jean-Laurent Cassely s'intéresse, dans cet ouvrage, à ces reconvertis devenus des néo artisans en quête de sens.
Cassely Jean-Laurent, " La révolte des premiers de la classe : métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines ", Editions Arkhé, mai 2017, 208 pages, 17,5 €. Disponible chez votre libraire.