[Dossier] Reconversion : ces ex-cadres qui font du commerce leur nouveau terrain de jeu
Du sens et du concret
La conciliation d'une passion et de valeurs à un projet professionnel marque ainsi une des motivations principales des individus en reconversion. L'émergence des "bullshits jobs" ("job à la con" en français), expression vulgarisée par l'anthropologue américain David Graeber, explique "au moins en partie le phénomène de saturation éprouvé par certains salariés, d'après la sociologue de l'Université Lyon II. De plus en plus de métiers n'ont pas de sens, entraînant les individus à vouloir faire quelque chose de plus concret, en phase avec leurs valeurs". Un constat partagé par les 70 % d'actifs qui justifient un projet de reconversion par le besoin de retrouver une cohérence entre leurs valeurs et leur métier (étude AEF, mai 2017).
"Le contact avec les clients, les bons produits,
la création et la mise en valeur du savoir-faire
sont des éléments passionnants de notre travail"
Hervé Connay-Stofft, ancien consultant dans la restauration a ainsi "toujours rêvé d'être boulanger". Un changement de vie qui s'apparente même à un réel besoin. "J'étais au bord du burn-out dans mon ancien boulot. Il fallait que je change", précise celui qui a fait désormais de la recherche du plaisir, un crédo. C'est ce désir de concilier des envies personnelles à un projet professionnel cohérent, qui a également poussé Maxime Sarrade à se lancer à son compte. "Au cours de mes précédentes expériences, j'ai toujours eu la chance de faire un travail dans lequel je trouvais du sens, fait savoir le fromager marseillais. Au bout de seize ans, on redessine ses priorités et le temps était venu de m'installer à Marseille pour profiter d'un cadre de vie en adéquation avec mes attentes".
Un sentiment également partagé par Hervé Connay-Stofft : "boulanger est un métier physique, mais tellement prenant et valorisant. Le contact avec les clients, les bons produits, la création et la mise en valeur du savoir-faire sont des éléments passionnants de notre travail", explique-t-il, malgré l'effort financier consenti pour faire de sa passion, son métier. "Je gagne quatre à cinq fois moins pour 17 heures de travail par jour", nuance-t-il.
Un secteur qui a suscité, chez Maxime Sarrade, une réelle découverte. S'il considère que le commerce a été une "convergence d'opportunités", le fromager marseillais a réalisé assez rapidement de l'étendue et de la diversité des tâches que recouvre une telle activité. "Être dans une boutique n'a rien d'évident. En dehors des heures d'ouverture, il y a une multitude de choses à gérer entre les commandes, la gestion des stocks, l'administratif, la comptabilité", énumère-t-il, précisant néanmoins "prendre beaucoup de plaisir" dans le projet qu'il mène avec son associé. Cette sensation que partagent nombre de ces néo-commerçants, Sophie Denave la considère comme un "retour au concret". "L'aspect créatif, le relationnel, la maîtrise des différents processus en création et en gestion prend beaucoup plus de sens pour ces individus", admet-elle.
Une autre vision du commerce
Il n'empêche que leur détermination apparaît aussi comme un facteur clé de leurs projets respectifs. Un prérequis pour se lancer dans une telle aventure, qui passe alors par une volonté de se différencier de ce qui existe déjà dans la zone de chalandise. Nouveaux services, innovation, segment haut-de-gamme, communication, les idées ne manquent pas, à l'image de la transformation de la boucherie Lambert en un commerce de bouche moderne et innovant, les Halles Modernes à Croix. "Généralement, les anciens cadres ont des approches novatrices en termes de communication et de numérique. Ils savent qu'ils ont besoin de se différencier et c'est bien souvent des choses pour lesquelles ils sont sensibilisés", relève Dominique Villechenon.
L'approche marketing prime également. "Beaucoup de clients me demandent si le Moulin de Léa est une chaîne", affirme le boulanger lyonnais. Un doute qui s'explique par la démarche adoptée par le dirigeant : "nous avons pensé la boulangerie comme un espace valorisant le travail de nos équipes et avec un cheminement client différent". Ainsi, le laboratoire ouvert sur l'espace de vente, le four à pain dans la boutique, le système de vente adossé, l'espace de dégustation et les codes couleurs spécifiques convergent pour en faire un espace atypique mais accueillant. "Notre démarche était d'offrir un lieu déroutant mais plaisant", assure-t-il. Et la recette fonctionne aussi bien auprès de ses clients particuliers que de la centaine de restaurateurs qui lui font confiance.
"Les réflexes de développement à tout-va que
j'avais hérités de mon ancien travail. Ce n'était pas tenable"
Pourtant, Hervé Connay-Stofft a démarré l'activité avec de grandes ambitions, avant de réduire la voilure. Une adaptation nécessaire pour retrouver un équilibre. "J'ai débuté avec une volonté de développer fortement la boulangerie, mais j'en suis revenu, ce n'était pas tenable. Je cherche aujourd'hui un équilibre en travaillant comme je l'entends". De quinze salariés les premiers temps, le dirigeant du Moulin de Léa emploie aujourd'hui neuf personnes. "C'était les réflexes de développement à tout-va que j'avais hérités de mon ancien travail", admet-il. Aujourd'hui, il ne se prive pas pour travailler avec plus de cohérence. Pour preuve, il ferme deux jours par semaine et prend cinq semaines de congés dans l'année, quoi qu'en pensent ses clients. Une chance surtout de profiter d'une liberté et d'une indépendance tant recherchées.
Pour approfondir :
La révolte des premiers de la classe de Jean-Laurent Cassely
Cadres et surdiplômés, ils ont changé de vie pour se lancer dans l'artisanat. Journaliste à Slate.fr, Jean-Laurent Cassely s'intéresse, dans cet ouvrage, à ces reconvertis devenus des néo artisans en quête de sens.
Cassely Jean-Laurent, " La révolte des premiers de la classe : métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines ", Editions Arkhé, mai 2017, 208 pages, 17,5 €. Disponible chez votre libraire.
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