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Karim Loumi (Les Jumeaux) : "Il y a 10 ans, nous avons décidé de créer la meilleure boucherie halal de Paris"

Publié par Delphine Goater le | Mis à jour le

Les jumeaux Karim et Slim Loumi ont créé une entreprise de boucherie florissante. Installés en proche banlieue parisienne, aux Lilas, ils séduisent leur clientèle grâce à une sélection de viande de qualité, maturée, bio ou label rouge, abattue selon les règles du rite musulman.

Quand avez-vous créé la boucherie "Les Jumeaux" ?

Karim Loumi : Nous avons ouvert une petite boucherie de 26 m2 aux Lilas en 2010. Nous venions d'avoir 20 ans et nous n'avions aucune expérience, mais nous voulions être à notre compte. C'était une passion, car j'étais fan de la gastronomie française. À l'époque, il n'existait pas de produits de qualité en viande halal.

J'ai décidé de créer la meilleure boucherie de Paris, sachant que je n'y connaissais rien. Nous avons risqué gros ! Mon frère est parti se former à l'école de la boucherie, car il était plus patient à l'école, alors que j'étais plus endurant. Quand il finissait ses cours, il venait m'aider à faire la plonge.


Pourquoi n'existait-il pas de produits de qualité en boucherie halal ?

Quand nous avons interrogé les fournisseurs, nous nous sommes aperçus qu'il n'y avait ni viande bio, ni viande fermière en halal. Les fournisseurs musulmans ne savaient faire que du bas morceau (poitrine, avants...), de la charolaise, du jeune bovin ou de la vache de réforme, mais il était impossible d'acheter une bête de concours.

Dans notre boucherie, nous avons commencé par les bases de l'hygiène et du commerce : être propres en se lavant les mains avant de préparer un steak haché, avoir des tabliers blancs, respecter le client en le vouvoyant, en lui donnant des conseils de cuisson. Nous respectons encore plus le client qui n'a pas beaucoup de moyens, parce qu'il a fait la démarche de venir chez nous. Nous souhaitons qu'il ressente que le client est roi.

Aujourd'hui, quand je vais dans un établissement très luxueux, je retrouve cette sensation.

Comment avez-vous entrepris de changer les mentalités ?

Nous nous sommes dit qu'il fallait que nous soyons d'abord des bons bouchers, en connaissant les techniques de coupe, en étant brillant à l'école et en respectant la viande : si elle est périmée, il faut la jeter. Nous avions une clientèle de quartier, pas du tout communautaire.

À l'époque, 95 % de nos clients n'étaient pas musulmans. Nous étions "l'arabe du coin" en mode boucherie, sans fidéliser aucune clientèle. Ils venaient juste parce qu'ils n'avaient pas le temps d'aller ailleurs. Nous faisions beaucoup d'efforts, mais cela ne payait pas.

Quelles sont les différentes étapes qui vous ont permis de progresser ?

En 2012-2013, nous avons commencé à travailler sur la charcuterie et les spécialités, en proposant du saucisson sec, du chorizo, des merguez sans gras et chipolatas, des tomates farcies... Nous commencions à avoir un nom dans le quartier et en dehors du quartier (Montreuil, Romainville, Bagnolet, Paris 20e) et à attirer une clientèle plus qualitative, mais nous n'arrivions toujours pas à nous payer correctement.

Nous consacrions le peu d'économies que nous avions pour acheter du matériel, comme une injection pour la saumure, que j'ai payé en 4 mois. Mon frère avait fini l'école, nous travaillons à temps plein dans la boutique, commençant tôt et finissant tard et passant la nuit de vendredi à samedi à préparer la marchandise pour la journée du samedi.


Quand vous êtes-vous lancés dans la viande bio ?

Nous avons décidé d'arrêter de commercialiser la volaille industrielle en 2013 et nous nous sommes mis en tête de vendre de la viande bio. À l'époque, il y avait une demande pour ce type de produits, car les clients commençaient à manger des fruits et légumes bio, ou des laitages bio, mais ne trouvaient pas de viande. Nous avons alors trouvé des fournisseurs pour toute la gamme de viande (agneau, veau, boeuf...), mais pour améliorer la qualité, nous avons décidé d'aller voir les éleveurs.

Toutes les deux semaines, nous faisions une tournée en voiture d'au moins 1 000 kilomètres dans une zone, à la rencontre des éleveurs. En un an et demi, nous l'avons fait une quarantaine de fois, en dormant dans la voiture, car nous n'avions pas assez d'argent pour aller à l'hôtel. C'était fatigant, mais nous devions le faire ! Nous entreprenons aujourd'hui la même démarche vis-à-vis des abattoirs, que nous visitons régulièrement, avec ou sans rendez-vous.

À partir de quand vos efforts ont-ils commencé à payer ?

À partir de 2014-2015, nous avons commencé à avoir plus de clients et des éleveurs qui nous fournissaient en direct. Nous avons alors investi, en achetant des machines et en créant un laboratoire à Romainville, pour confectionner la charcuterie. Comme nous étions la première boucherie bio halal, nous avons fait de nombreux passages dans les médias. Nous en avons profité pour continuer à embaucher et à former notre équipe... Nous n'avons jamais dormi sur nos lauriers. On ne peut pas faire ça sans passion. J'adore ce que je fais et nous nous améliorons tout le temps.

Malgré le succès, vous n'êtes toujours pas totalement satisfaits par la qualité...

Oui, car nous nous sommes aperçus à ce moment-là que le bio ne rimait pas avec la gastronomie. Les restaurants gastronomiques mettent en avant des viandes pour leur qualité gustative, c'est pourquoi nous avons commencé à chercher dans cette direction, en faisant du très haut de gamme. Nous sommes d'ailleurs soutenus dans cette démarche par mes "stars", comme le chef Michel Bras, les Meilleurs Ouvriers de France ou le boucher Yves Marie Le Bourdonnec qui nous a envoyé un message de félicitations.

Aujourd'hui, je vends les meilleurs produits, élus meilleurs poulets du monde. Nous avons découvert le boeuf de Galice, meilleur que le boeuf bio au niveau du goût et des pratiques d'élevage, et sommes tombés amoureux de cette région, en travaillant d'autres produits. Nous avons été les premiers à faire du boeuf Wagyu, du poulet de Bresse, du veau fermier et de l'agneau de pré-salé halal. En 2016, nous avons commencé à travailler avec des sacrificateurs pour le foie gras d'oie migratoire, que nous sommes les seuls au monde à proposer.


Ce changement de stratégie a-t-il nécessité des investissements ?

Nous avons déménagé la boucherie et investi près d'un million d'euros dans un nouveau local, plus grand et plus prestigieux, moyennant un emprunt. Ce changement nous permettait de justifier que nous étions une boucherie haut de gamme. Nous avons tout cassé et fait des travaux, en installant un labo et une boutique permettant d'accueillir une grande brigade. Aujourd'hui, nous sommes une vingtaine.

J'ai des vendeurs, des nettoyeurs, des préparateurs, des commis, des charcutiers qui ont tous été formés par nos soins, car je souhaite qu'ils travaillent à ma manière. Ils sont motivés, ils veulent travailler dans la viande. La majorité n'a pas de CAP, certains ont une petite expérience en cuisine. Il manque 10 000 bouchers en France, il n'y a pas beaucoup de bouchers au chômage.

Comment est constituée votre clientèle, aujourd'hui ?

Avec le temps, 80 % de ma clientèle est musulmane. Seuls 5 % de mes clients viennent des Lilas ou des communes aux alentours, la moitié viennent des autres départements d'Île-de-France, mais aussi de Lyon, de Bretagne, de Nice, Montpellier... Nous avons quelques clients célèbres, comme les joueurs de football Dembélé, Benzema ou Franck Ribéry, des acteurs, comme Omar Sy et des rappeurs. Ils nous connaissent par le bouche-à-oreille et nous achètent de tout, du cordon-bleu à la viande d'exception.

Nous vendons en ligne depuis un peu plus d'un an. Nous avons ouvert notre site deux semaines après le début du confinement, mais nous travaillions dessus depuis 8 mois. Avec la crise sanitaire, nous avons décollé ! La vente en ligne nous permet de servir des clients partout en France, qui ne peuvent pas venir chez nous et souhaitent découvrir d'autres spécialités. 5 % de notre clientèle est étrangère. Nous vendons en Europe, mais pas en Suisse et ni en Angleterre à cause du Brexit.

Combien dépensez-vous pour la communication ?

Je n'ai jamais dépensé un euro pour la communication, parce que Les Jumeaux n'est pas une boucherie ordinaire. Les gens qui vendent des produits d'exception n'ont pas besoin de faire de la pub, d'autant plus quand vous êtes le seul à le faire. Deux personnes s'occupent du site Internet 7j/7, pour le service après-vente, la logistique... et depuis un an, j'ai un community manager qui répond aux questions des clients sur Instagram, Facebook et TikTok.

Nous recevons entre 60 et 80 messages par jour de gens qui posent des questions sur les horaires d'ouverture ou la cuisson des cordons-bleus. Les passages sur TikTok me rapportent plus de commandes aujourd'hui que les passages télé.

Quelle est la répartition des tâches de direction entre vous et votre frère, Slim ?

Je m'occupe des fournisseurs, de la vente et un peu du labo, mon frère fait la découpe et la gestion du personnel, tandis que notre mère se charge de l'administration. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, nous avions chacun des faiblesses et des points forts, mais mon frère était plus fort que moi.

J'ai accepté de me soumettre à certaines de ses idées et j'ai décidé de lui donner tout le pôle viande tandis que je me chargeais des achats, du nettoyage, les tâches les plus ingrates pour qu'il puisse mieux se développer. S'il y a de l'ego, on ne réussit pas dans la vie. Même si je suis un patron, il n'y a pas de sous-tâche. Je ne suis pas inférieur aux autres, j'accepte de me tromper ou de faire des erreurs.