Une année de privation de libertés sous le regard du juge
Publié par Matthieu Ragot, avocat associé, De Guillenchmidt & Associés le - mis à jour à
La crise sanitaire a entrainé de fortes atteintes aux libertés fondamentales. Le pouvoir Exécutif a pris, dans l'urgence, un arsenal de mesures dont l'efficacité et la légalité ont pu interroger. Dans ce contexte, le Conseil d'État intervient pour garantir que les atteintes ne dérivent pas en abus.
Depuis désormais plus d'un an, la France, comme une grande partie du monde, vit sous un régime exceptionnel de privation de libertés, sans précédent depuis l'après-guerre. Des libertés fondamentales, considérées jusqu'alors comme acquises - liberté d'aller et venir, liberté de réunion, liberté du commerce et de l'industrie - subissent des atteintes profondes et durables, pour être conciliées avec les impératifs de protection de la santé et de lutte contre la pandémie de Covid-19. Comment s'opère l'équilibre entre ces enjeux ?
L'action gouvernementale sous contrôle
Dans un État de droit, des mécanismes institutionnels sont prévus pour garantir le respect d'un certain équilibre entre les pouvoirs, malgré l'inclination atavique de l'Exécutif à étendre son champ d'intervention en périodes exceptionnelles de crise. C'est la raison pour laquelle les mesures gouvernementales de restriction des libertés sont adoptées formellement dans un cadre législatif d'état d'urgence sanitaire défini par le Parlement, sous le contrôle du Conseil constitutionnel.
Pour cette même raison, tout citoyen peut saisir les juridictions administratives - au premier rang desquelles le Conseil d'État - pour leur demander, si besoin dans le cadre de procédures d'urgence, de contrôler la régularité des mesures nationales ou locales. Le juge met alors en balance les divers intérêts pour définir la limite au-delà de laquelle une atteinte à une liberté devient excessive au regard de l'objectif poursuivi.
La liberté du commerce et de l'industrie a perdu l'essentiel des arbitrages en faveur de la protection de la santé
Les activités les plus immédiatement impactées par les restrictions sanitaires ont tenté d'obtenir, sans grand succès, certains assouplissements. Tout en reconnaissant les conséquences économiques importantes des mesures gouvernementales, le Conseil d'État a quasi-systématiquement privilégié l'approche la plus prudente et a considéré que les atteintes à la liberté du commerce et de l'industrie étaient proportionnées à la situation sanitaire.
Pour parvenir à de telles conclusions, le juge administratif s'est appuyé sur des considérations liées aux activités en cause. Le Conseil d'État a par exemple relevé que les risques d'aérosolisation dans les salles de sport et les discothèques - lieux dans lesquels le port du masque est illusoire - font obstacle à des assouplissements des règles de fermeture.
Le juge a également souligné le besoin de lisibilité et de simplicité des règles, afin de permettre leur bonne compréhension, gage de leur respect et de leur mise en oeuvre. En d'autres termes, le Conseil d'État a accepté que, dans un souci d'efficacité, le pouvoir réglementaire ne régisse pas en détail toutes les situations, même si des mesures plus fines auraient permis de limiter la portée de certaines atteintes aux libertés.
La même logique a entrainé le refus d'ordonner la réouverture des remontées mécaniques des stations de sports d'hiver, bien qu'ici encore, l'État ait pris des mesures indifférenciées selon les régions et les spécificités propres à chaque station, alors que des approches locales plus fines auraient pu être théoriquement envisagées pour limiter les conséquences économiques, tout en maintenant la lutte contre la pandémie.
Difficiles tentatives de rééquilibrage en faveur des professionnels
Compte tenu de la triple urgence - sanitaire, sociale et économique - le Gouvernement s'efforce désormais, après un premier confinement "dur" au mois de mars 2020, de prendre en temps réel les mesures les plus adaptées, au gré de l'évolution des indicateurs épidémiologiques, afin que, comme l'a demandé le Conseil d'État, chaque mesure "soit dans son principe comme dans sa portée, sa durée et son champ d'application territorial, strictement nécessaire, adaptée et proportionnée aux risques sanitaires encourus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu".
Mais la mise en oeuvre de cette stratégie de réponse dans un contexte de constante précipitation donne lieu à des batteries de restrictions qui interrogent quant à leur cohérence et leur pertinence. Les distinctions réglementaires opérées entre les commerces essentiels et non-essentiels, offrent les illustrations les plus flagrantes de ces incohérences.
Le Conseil d'État a tenté d'inciter le Gouvernement à revoir certaines mesures, sans nécessairement se substituer à l'Exécutif dans la prise de décision, pour limiter les atteintes à la liberté du commerce et de l'industrie. Par exemple, au cours de l'automne 2020, le Conseil d'État a certes rejeté la demande des libraires tendant à la levée des restrictions les concernant, mais a souligné leur importance et la nécessité d'une stricte proportionnalité entre les restrictions imposées et les impératifs sanitaires. Quelques mois plus tard, en février 2021, les libraires étaient ainsi intégrés à la liste des commerces essentiels.
D'autres activités auraient mérité de bénéficier de traitements similaires, tant les professionnels concernés ont déployé d'efforts pour appliquer des protocoles sanitaires stricts permettant d'assurer le respect des gestes barrières et d'éviter les contaminations. Mais faute pour l'État de disposer d'une réelle vision à 360 degrés et dans un souci de simplicité de la règle de droit, les mesures demeurent uniformes, à quelques exceptions près.
Seules des actions en justice sectorielles peuvent permettre d'affiner les mesures : elles offrent aux professionnels l'opportunité de faire valoir concrètement leurs spécificités et leurs contraintes. Toutefois, les décisions récentes de rejet prises par le Conseil d'État concernant les galeries d'art puis les instituts de beauté illustrent toute la difficulté de bâtir en la matière des argumentaires susceptibles d'emporter l'adhésion du juge.
Moins de 8% des recours en référé dirigés contre les mesures gouvernementales ou locales prises dans le cadre de la crise sanitaire ont donné lieu à des décisions favorables pour les requérants.
Pour en savoir plus
Matthieu Ragot, avocat associé, De Guillenchmidt & Associés. Avocat en droit public économique et droit international public, il intervient en conseil et contentieux devant les juridictions administratives y compris le Conseil d'État, le Conseil constitutionnel, les juridictions européennes ou internationales.